La mémoire assassinée

LIVRE PREMIER?>Espoir et Crainte?>?>1.?>Mallory se leva et remercia d'un signe de tête le public qui, massé dans le studio, l'applaudissait à tout rompre. Sur un moniteur de contrôle faisant face à la scène, le générique clôturant l'émission défilait, indiquant le nom de tous les cameramen, preneurs de son, éclairagistes, maquilleurs et autres spécialistes qui ?uvraient chaque jour à la réalisation du Mallory Caine Show.Sur l'écran, le visage de la jeune femme ne trahissait rien des sombres ruminations qui tournaient dans son esprit depuis cette fatidique nuit de novembre, lorsque celui qu'elle appelait désormais le « Chasseur » avait soudain surgi dans sa vie. Certaine de l'avoir déjà vu quelque part, elle ne pouvait cependant se rappeler où. Dans la foule qui l'attendait à la sortie du studio ? A un gala de charité ? Au cours d'une soirée mondaine, peut-être ? Non, rien de tout cela... Elle en venait à se demander si elle n'avait pas imaginé toute l'affaire. Mais il y avait ce picotement sur sa nuque, chaque fois qu'elle marchait dans la rue, ces bouffées d'adrénaline qui l'avertissaient d'un danger...Comme à son habitude, Mallory parcourut du regard la foule des visages anonymes des spectateurs, espérant et redoutant d'y reconnaître l'homme qui la traquait. Qui la traquait, oui, tel un gibier. Dans quel but ? Elle l'ignorait. Mais le simple fait de se sentir suivie et observée lui donnait une impression d'étouffement, de mort lente. L'existence du mystérieux chasseur en devenait presque accessoire. Etre poursuivie par les fantômes de son passé, par les spectres jumeaux de la peur et de la mort, pouvait s'avérer bien plus effrayant qu'un quelconque sadique fait de chair et de sang... On pouvait affronter et vaincre un être humain, pas une ombre. Il n'y avait pas d'échappatoire.La proie et le gibier... Elle était tour à tour l'un et l'autre. Le magazine Times ne l'avait-il pas qualifiée de « Jeanne d'Arc de l'Amérique », en référence au talk-show en forme de croisade qu'elle animait quotidiennement ?De fait, le ton de son émission ne laissait pas place à la demi-mesure ou à la modération. Le public l'adorait ou la détestait. Mallory Caine, ou du moins l'image qu'elle donnait d'elle, n'incitait pas à la neutralité.Sur les photos, la jeune femme paraissait éthérée, presque irréelle. Bien moins âgée en tout cas que ses trente et un ans. Peut-être cette impression était-elle due à ses cheveux longs et blonds comme les blés, à ses grands yeux brillants, captivants, ou à la finesse de ses traits...Quoi qu'il en fût, toute trace de cette apparente fragilité disparaissait lorsqu'elle était à l'antenne. Une lueur de féroce détermination s'allumait dans son regard, tandis qu'elle menait les débats d'une main de fer. Et lorsque Mallory Caine ouvrait la bouche pour parler, les plus arrogants de ses invités se taisaient pour l'écouter respectueusement.De fait, elle ne manquait jamais une occasion de rappeler quelqu'un à l'ordre, qu'il fût un homme politique en vue ou une vedette de la chanson. Une bonne partie de sa popularité venait de cette audace, qui confinait parfois à l'insolence.Mallory jeta un regard impatient vers le panneau « Applaudissez », toujours allumé. Il le resterait jusqu'à ce que le chef de plateau ait signifié d'un geste que le générique était achevé. Ce panneau lumineux, cependant, était bien inutile : le public s'était spontanément levé, comme à la fin de chaque émission, pour exprimer sa satisfaction.La jeune femme fit un signe de la main, s'efforçant de gratifier chacun des participants d'un sourire. Elle craignait en secret de croiser le regard froid qu'elle n'avait entr'aperçu qu'une seule fois, et qui l'avait marquée tel un fer rouge. Mais le Chasseur ne se trouvait pas dans la foule de ses admirateurs.Il était donc là, dehors, l'épiant et attendant le meilleur moment pour se découvrir et passer à l'action. Pas immédiatement, peut-être, mais dans un avenir proche. Pour le moment, il y avait tous ces gens qui l'adulaient, lui vouaient une admiration qui s'avérerait sans doute aussi éphémère qu'elle avait été intense. « Rien n'est éternel », se rappela Mallory avec cynisme. Ni la gloire, ni la richesse, ni la sécurité. Et encore moins les gens. D'une façon ou d'une autre, elle s'était toujours débrouillée pour perdre ceux qu'elle aimait...

Source : Harlequin