Passer aux informations produits
1 de 1

Commandeur du sucre

Commandeur du sucre

  • Livre Grand Format Grand Format
  • En français Français
Paiement sécurisé
  • American Express
  • Apple Pay
  • Mastercard
  • PayPal
  • Visa

Un achat engagé

  • Soutenez une coopérative à but non lucratif
  • Livre collecté, stocké et traité en France
  • Participer à une économie circulaire
Afficher tous les détails
  • Résumé

    DU MÊME AUTEUR

    En langue créole

    Jik dèyè do Bondyé, nouvelles, Éd. Grif An Tè, 1979.

    Jou Baré, poèmes, Éd. Grif An Tè, 1981.

    Bitako-a, roman, Éd. Gérec, 1985.

    Kôd Yanm, roman, Éd. K.D.P., 1986.

    Marisosé, roman, Éd. Presses Universitaires Créoles, 1987.

    En langue française

    Le Nègre et l'Amiral, roman, Grasset, 1988 (Prix Antigone).

    Éloge de la Créolité, essai, en collaboration avec Patrick Chamoiseau et Jean Bernabé, Gallimard, 1989.

    Eau de Café, roman, Grasset, 1991 (Prix Novembre).

    Lettres créoles, essai, en collaboration avec Patrick Chamoiseau, Hatier, 1991.

    Ravines du Devant-Jour, récit, Gallimard, 1993 (Prix Casa de Las Americas).

    Aimé Césaire. Une traversée paradoxale du siècle, essai, Stock, 1993.

    Traduction

    Un voleur dans le village, de James Berry, Gallimard-Jeunesse, 1993,

    Si vous souhaitez recevoir notre catalogue et être tenu au courant de nos publications, envoyez vos nom et adresse, en citant ce livre, aux Éditions Écriture,

    13, rue Chapon, 75003 Paris.
    Et, pour le Canada, à
    Édipresse Inc., 945, avenue Beaumont,
    Montréal, Québec, H3N 1W3.

    eISBN 978-2-3590-5150-6

    Copyright © Écriture, 1994

    Commandeur Gabriel Pacquit de Desmarinières,
    Géreurs Ouemba et Marcédone de Génipa et du Robert,
    que votre mémoire se trouve ici perpétuée !

    Et nous cherchons le gué
    dans les contours blessés de la parole
    dans la brèche du rire
    dans l'héritage des tambours
    le gué des guérisons magiques
    le gué des innocences hallucinées de non-savoir
    le gué des amours perdus.

    Ernest Pépin, Boucan de mots libres

    EN-ALLÉE DE LA RÉCOLTE

    Au jour de l'an, s'entre-offrir graines d'orange douce. C'est protègement contre la déveine et la défortune qui poursuivent le nègre depuis qu'il a été voltigé dans la canne.

    C'est aussi gage d'heureuseté.

    Le lendemain, au premier chanter de l'oiseau-pipiri, aiguiser les coutelas sur les meules pour la grande affrontaille avec les hordes chevelues et vertes dont l'ingénuité dans le vent n'est que feinte. Macaquerie même.

    Puis s'amarrer les reins raidement pour les cent jours que durera la coupe. Ce qui veut dire janvier, jaune de rancune, parsemé des premières échardes de la saison de carême. Février, timide mangouste, qui parfois explose en soudaines avalasses de pluie. Mars, indécis et torride, qui passe avec le ballant du rêve-tout-debout et final de compte

    le commencement d'avril, ô enchanteur !

    1

    Mes instruments ? Vous ne me croirez point : le cahier aux pages vierges, le crayon noir et la toise pliable que certains nomment décamètre pour faire montre de savantise.

    Je suis le maître d'école des champs de canne à sucre, le commandeur d'habitation, celui que coupeurs et amarreuses tentent d'attendrir avec des « Commandeur Firmin, bien bonjour ! » tantôt révérencieux tantôt doux comme qui dirait du sirop trempé dans du miel. Le royaume où s'exerce mon autorité a empiété à mesure-à-mesure sur les mangroves fétides de la plaine de Rivière-Salée, reculant l'eau noirâtre qui colle à la terre, les tournées-virées des moustiques bailleurs de la fièvre qui tue à petit feu. Maintenant, après moult simagrées du destin, il comporte cinq pièces, toutes magnifiques. Enfin presque toutes car Pièce Fond-Savon qui se trouve au plus près des mangliers, non loin de la mer que l'on ne voit jamais de chez nous?jamais à moins de grimper à l'en-haut des mornes?eh ben, cet endroit-là, croyez-moi, seuls les nègres de mauvaise nation, les m'en-fous-ben et les majors ne craignent pas d'y besogner. L'administrateur a exigé qu'on y plante la canne Big-Tana, nouvellement arrivée dans le pays, sous prétexte qu'elle est bien plus résistante que nos vieilles variétés du temps de l'antan. Nos cannes créoles, malavoi, BH ou encore rubannées. Hon ! Ces Blancs-pays-là ne quittent leurs gants blancs et leurs bottines cirées qu'au moment de se mettre au lit mais s'imaginent pouvoir guider votre travail.

    L'année d'avant, trente-cinquième du présent siècle, en novembre comme de coutume, ce De Melville m'avait retenu dans ses bureaux, sur l'habitation, alors que la noireté s'était déjà emparée du monde. Il était à peine quatre heures et demie de l'après-midi. L'hivernage ne nous accordait pas une miette de chance. Il n'aurait cesse de nous grappiller de la lumière jusqu'aux approchants de la Noël, livrant les grands chemins et surtout les croisées au bon vouloir des zombis, des chevaux-à-trois-pattes et autres bougres qui se métamorphosent en chiens. Voire des âmes simples en défaite d'amour (ou en désamour pour causer le français-France). J'avais hâte de rentrer chez moi, au quartier Lamberton, pour me décrasser. Il m'a servi un verre de rhum sec, n'a pas bu lui-même (rhum c'est boisson de nègre, foutre ! Monsieur n'affectionne que le gin qu'il ne prend qu'en ville, au Cercle des Blancs) et m'a demandé, la figure barrée par dix mille plis :

    ?Firmin, on fait combien cette année d'après toi ?

    ?Ça dépend, monsieur.

    L'administrateur se leva avec brusquerie, réajusta le pli de son pantalon immaculé et parut agacé bien qu'il fît des efforts pour me montrer de la sérénité.

    ?Tu veux dire quoi, compère ?

    ?Je veux dire : est-ce qu'on compte Fond-Savon, monsieur ?

    ?Mais bien sûr ! explosa-t-il. Bien sûr ! Qu'est-ce que vous avez tous contre cette pièce de canne-là, hein ? C'est la Big-Tana qui vous dérange. C'est ça, hein ?

    Devant le Blanc créole, le nègre doit être un macaque de prudence. Certes il ne disposait plus du pouvoir de vous cravacher pour un regard de travers ou un propos déplaisant mais il gardait celui de vous renvoyer sur l'heure. Il n'avait pas besoin d'expliquer ni d'avertir une quelconque autorité ni de rendre des comptes à qui que ce soit. Il lui suffisait de prononcer une seule phrase terrible. Une phrase pourtant simple. Si simple qu'on l'entendait comme un murmure :

    ?Ce n'est pas la peine.

    A ce moment-là, inutile de chercher à discutailler ou à le supplier. A beau dire-a beau faire, vos histoires de « J'ai six marmailles à nourrir dans ma case » ne l'intéressaient pas. Le Blanc ne se mêle pas de la vie du nègre. Il ne vous restait plus qu'à emballer vos affaires, rassembler votre famille et partir dès le devant-jour pour quémander un djob sur une autre habitation. De préférence fort loin de celle que vous veniez de quitter. J'ai donc répondu à De Melville :

    ?Sept cents barriques, monsieur.

    Un sourire furtif glissa sur ses lèvres. Je savais qu'il n'aimait pas m'entendre l'appeler « monsieur ». La négraille dit « patron », « monsieur », ça s'utilise entre Blancs. C'est curieux : il n'y a que devant eux que je me sens nègre. Peut-être à cause de cette manière de vous regarder qui vous aplatit au même niveau, qui mulâtres, qui nègres, qui mulets, qui cabrouets, qui champs de canne. Pour eux, tout ça, c'est la même engeance.

    ?Mieux que prévu, non ? demanda-t-il, vaguement inquiet.

    ?Non-non... Pièce Courbaril et Pièce Romanette devraient nous bailler une bonne canne solide cette année, monsieur. La pluie ne nous a pas trop embêtés.

    ?Bon, eh ben, mon cher Firmin, prions pour que ça continue comme ça. Vous savez que les affaires ne marchent plus comme avant dans la colonie... rhum contingenté, hon ! Sucre de canne concurrencé... au fait vous avez déjà goûté au sucre de betterave ? Non ? Ils ont le toupet d'appeler ça du sucre. Enfin, n'insistons pas, tout ça c'est des soucis pour nous. Vous autres, vous mangez-buvez-dormez à l'aise comme Blaise. Ha-Ha-Ha ! ».

    Le lampion s'éteignit soudain et le bureau se trouva dans le faire-noir. Nous sortîmes sur le pas de la porte qu'il referma à clef bien qu'il n'y eût rien à voler à l'intérieur. Une violente quinte de toux le secoua tout entier et la sueur fétide, dégagée par le paludisme qui le rongeait, empuantit la fraîcheur du soir. Son cheval était attaché à un gros pied de mangue-bassignac qui ombrageait la cour de l'habitation Bel-Évent. En contrebas de la maison du propriétaire, maître Duplan de Montaubert, on distinguait les toits de paille grossièrement arrimés des cases à nègres. Une rumeur sourde, paroles mêlées de sons de tambours battus à l'étouffée, s'en élevait, amplifié...

    Source : L'Archipel
  • Caractéristiques