L'étoffe d'un héros

L'Étoffe d'un héros n'est pas un livre sur la guerre civile espagnole mais le roman de quelques êtres qui, entre enfance et adolescence, se trouvent aspirés dans l'oeil du tourbillon sanglant qui a transformé pour longtemps l'histoire de l'Espagne en tragédie. Né dans une famille, chaleureuse et étriquée, de la petite bourgeoisie traditionaliste, Gervasio se croit promis très jeune à un destin héroïque qu'un prodige a révélé: son émotion est si intense quand il entend une musique militaire que tout son corps frissonne et ses cheveux se dressent sur sa tête. Un oncle, vétéran des guerres carlistes, va s'employer à cultiver cette disposition merveilleuse contre l'avis du père de l'enfant, un médecin naturiste et libertaire, le mouton noir de la tribu. Les enfances de Gervasio se déroulent entre les jeux innocents et puérils avec sa soeur Flora et les séances de transe où on le force à exhiber sa singularité. Invité à endosser le rôle d'un futur héros, il s'éloigne des siens pour s'inventer avec ses camarades adolescents un destin guerrier que l'épisode tragique du Soulèvement franquiste va leur donner l'occasion de confronter à l'épreuve des faits.
La dure réalité va ébranler peu à peu les arrogantes certitudes forgées au cours de cette " enfance d'un chef ". Le fait que deux oncles républicains soient retrouvés empalés dans leur boutique et que le père de Gervasio ait été parqué dans les arènes avec des centaines d'autres mal-pensants dès la prise de possession de la ville par les insurgés, loin de troubler le futur héros et ses camarades les incite au contraire à s'engager au plus vite dans la Marine nationaliste pour venger l'affront de cette ascendance impure. C'est là que Gervasio découvrira la vraie et la fausse camaraderie, la bêtise et la peur au quotidien, surtout la peur, plus paralysante encore que la transe tragi-comique qui a marqué son enfance. C'est là qu'il devra affronter, au-delà des combats, les terribles récits interchangeables de croyants crucifiés par des " rouges " et des rouges martyrisés par des " croisés ". Qui est un héros? Son camarade envoyé par le fond avec son navire avant qu'il ait pu combattre? Cet oncle qui a bercé ses jeunes années de ses exploits guerriers plus ou moins imaginaires? Son, propre père, éternel prisonnier dont il découvre l'affection à travers ses lettres? Ce quartier-maître républicain engagé dans la marine franquiste pour venger l'exécution de son frère nationaliste et qui renseigne ses amis-ennemis ? La vraie tragédie naît du brouillage de la frontière entre héroïsme et trahison ici exposé de main de maître par un Delibes dont on sait qu'il s'est lui-même engagé à dix-huit ans avant de consacrer sa vie à exorciser la tragédie en écrivant contre la bêtise totalitaire, pour la tolérance et les valeurs défendues humblement mais fermement par des êtres qui sont d'une autre étoffe que les soi-disant héros.

Source : Verdier