Le théâtre des perceptions

Dans ce théâtre d'ombres, peuplé de beatniks, de clodos et de vieillissantes filles de joie, on ressasse du banal : histoires d'amour loupées, vaines trahisons qui blessent. Personne ne doute qu'il n'y a pas de salut, pas plus à Londres que dans un ailleurs qui n'existe pas. C'est pourquoi Joseph, le personnage central, laveur de cadavres à l'hôpital, envisage-t-il de s'envoyer littéralement en l'air une dernière fois, en pensant à son ex-petite amie et aux avions de Lyndon Johnson qui bombardent le Vietnam. Une voisine insipide et boiteuse intervient trop vite, le voilà rescapé et pas sauf pour autant. Comme le dit Joseph, Ce qui nous rend différents des animaux, c'est que nous possédons une capacité de souffrance illimitée. Dans ce chaos, un clochard joue du violon, un fils d'actrice soigne sa maman grabataire, et un blaireau tourne en rond. II y a aussi un copain dont la mère est pute, un psy méprisable, et une chatte blanche. On pourrait donc s'attendre à un mélo à la Dickens - la Noël n'est pas loin -, mais il n'en est rien. Angela Carter, jamais en manque de dialogues réalistes et de comptines à double sens, engloutit ses éclats tragiques dans un océan d'humour caustique. Et nous rappelle la difficulté d'inscrire une morale du bien et du mal dans toute vie placée sous le signe de l'abandon et de la précarité des sentiments.

Alain Delaunois, Le Soir
Source : Le Livre de Poche